Paysage
"Les innombrables éléments des
choses, heurtés de mille manières et de toute éternité par de nombreux chocs
extérieurs, entraînés d'autre part par leur propre poids, n'ont cessé de se
mouvoir et de s'unir de toutes les façons, d'essayer toutes les créations dont
leurs diverses combinaisons étaient susceptibles ; voilà pourquoi, à force
d'errer dans l'infini du temps, d'essayer toutes les unions, tous les
mouvements possibles, ils aboutissent enfin à former ces assemblages qui,
soudain réunis, sont à l'origine de ces grands objets, la terre, la mer, le
ciel, et les espèces vivantes" (Lucrèce, De natura rerum)
Là où notre esprit s'était
jusqu'à présent habitué à trouver un principe indubitable, une ligne
référentielle, la peinture de Catherine Reineke-Manry semble brouiller les
pistes et effacer les certitudes. En effet l'horizon n'autorise plus la
distinction du ciel et de la terre, mais chacun de ces éléments trouve
désormais sa justification ailleurs : non plus dans la distance vis-à-vis de cette
ligne imaginaire et abstraite, mais à l'inverse dans une lutte subtile, un
mélange des teintes et des ombres. Le bleu n'est plus alors seulement la
couleur des cieux, mais aussi le reflet évanescent des êtres et des choses, et
les vastes prairies semblent rejoindre les nuages, délicatement, sans nul souci
de positionnement géométrique.
Renonçant définitivement à
l'idée d'un paysage comme représentation statique, l'artiste ne pose donc pas
de limites visibles ; elle préfère au contraire placer au centre de son œuvre
une force tacite. La force du mouvement tout d'abord qui, à l'instar de
l'oiseau investissant les cieux bleutés, parcourt l'univers pictural d'une aile
fragile. Mais également la force des ombres, parties d'un unique point de
matière inscrit dans les feuillages pour s'élancer promptement à travers
l'immensité ocrée. Enfin, la puissance des nuages gonflés de plumes et de vent,
dont le souffle caresse les champs et les plaines. Un même élan, une même
dynamique sillonne en tous sens les étendues, les lambeaux de terre et
d'arbres. Reflets discrets ou bien encore tourbillons de lumière, voici les
nouveaux repères visuels proposés par Catherine Reineke-Manry. L'espace
poétique s'est substitué à la rigueur géométrique et à la stricte observance
des lignes de fuite, puisque le paysage est à chaque fois transformé par le
point de vue adopté et que seul le mélange, la confusion des teintes donne à
l'ensemble sa propre cohérence. Les sons et les couleurs se répondent, les
plumes s'imprègnent du bruissement des nuages et même les battements d'ailes,
jusqu'ici étrangers aux immensités traversées, puisent leur vitalité en cette
semence céleste.
A partir d'une seule et unique
substance, la main de l'artiste sait redéployer la nature et créer, au hasard
des rencontres, l'énergie de la vie. Rien ne peut alors empêcher le ciel
d'embraser la terre, ou bien l'arbre de confondre son ombre avec celle de
l'oiseau.
Métamorphoses
« De plus, rien ne conserve toujours la même
apparence, et la nature, dans une perpétuelle rénovation, retrouve dans les
formes la matière d’autres formes. Et rien ne meurt, croyez-moi, dans un si
vaste univers, mais tout prend des formes variées et nouvelles. Ce qu’on
appelle naissance est le commencement de quelque chose d’autre que l’état
antérieur, et mort, la fin de ce même état »
(Ovide, Les Métamorphoses)
Matière sourde, fond
obscurci de chaos, la vie patiente, incertaine, glaise d’où rien ne semble
encore pouvoir surgir. Point d’espace donc mais, seule limite perceptible, une
ligne d’horizon qui s’étire, infiniment, recueillant le ciel et la terre mêlés.
Dans ce néant de bleu se devinent déjà quelque rai de lumière, quelque éclair
ocré où le vide décroît, pour faire s’épanouir irrésistiblement des formes
aquatiques.
Hésitant entre silence et oubli, devenir et immortalité figée, les
éléments se tiennent ici immobiles quand le battement régulier de leur
existence naissante disperse lentement les échos.
Parmi les croisements, entrelacs, coulées bleu gris et autres taches
rougeoyantes émerge peu à peu, avec parcimonie, un monde connu. Dans ce
va-et-vient incessant soudain des étoiles apparaissent, au loin une île se
dessine : la nuit féconde modèle ainsi des terres, des cieux, des
astres ; ses mains habiles façonnent les vallées tandis qu’aux pigments
d’or, de sang et d’océan se mélangent les algues. Des vagues rejoignent les
ondes grondantes d’une terre en mouvement et à l’ombre des arbres immenses,
caressés par un souffle, s’alignent des sillons que les perles de pluie font
scintiller dans le soir. Comme un homme debout, soudain la nature s’éveille aux
orages et aux brumes avant de laisser retomber, mourants, ses feux sur la
plaine.
Dans cet ordre naissant et disparaissant à chaque instant, même les
nuages irisent les prairies et, tels de vastes ombres blanches, égrènent les
saisons.
Mais, sous le regard, tout monde donné s’enfuit à nouveau : la toile
semble engloutir le réel tandis que le point de vue seul compte qui sépare,
ordonne et reconstruit. Surtout, ne pas s’offusquer de toutes ces cités
interdites, séjours de l’errance, mais se perdre plutôt en elles, les parcourir
sans cesse : que l’œil choisisse son propre spectacle, qu’il peigne enfin
ses visions intérieures et explore, véhément et furieux ! Par-delà le
cadre mouvant de ses découvertes s’étendent bien encore quelques contours,
quelques tracés, mais la lumière verte s’épanche pourtant, laissant les
pupilles se mirer dans les reflets de l’âme.
Comment regarder et percevoir désormais ? En s’abîmant simplement
dans les torrents de la conscience, en laissant bruire ses songes et écrire ses
alphabets oubliés. Car après un long sommeil au creux de la mémoire, la vie
peut reprendre ses droits et tromper les sens avides de pouvoir.
Lorsque la liberté repousse la puissance, lorsque l’imaginaire submerge
tous les désirs esclaves, alors le même et l’autre toujours se dissolvent et,
inondés de la caresse du temps, reconstruisent une terre promise.
Mondes mutants observés par l’artiste-chercheur, ce découvreur de
silhouettes improbables, où les métamorphoses bâtissent les paysages, où
l’esprit libère enfin les fleuves.
Mondes marins dispersés par les vents…
Des visages naissent dans les brumes, mais aussi des corps que le ciel
avait jusque là effacés.
La main prolonge la genèse
et par ses multiples tissages, ses symboles écrits, transforme l’univers :
en ces tracés furtifs elle compose, recompose l’hostilité première, apprivoise
l’invisible. Gardienne des souvenirs qu’elle sculpte sans remords, sous son
poids s’arrondissent et se creusent tous ces ordres nouveaux.
Anne-Sophie Reineke, juin 2001
Beau texte sur le flux mouvant de l'être et les paysages du désirs.
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